
Les dissensions au sein du conseil d’administration d’une société peuvent avoir de lourdes conséquences pour les actionnaires. Face à ces situations, le droit français offre divers mécanismes permettant aux investisseurs de défendre leurs intérêts. De l’action en responsabilité à la demande de nomination d’un administrateur provisoire, en passant par l’expertise de gestion, les actionnaires disposent d’un arsenal juridique conséquent. Cet exposé analyse les principaux recours à la disposition des actionnaires pour faire face aux conflits qui peuvent paralyser la gouvernance d’une entreprise.
Les fondements juridiques des droits des actionnaires
Le droit des actionnaires trouve son fondement dans plusieurs textes législatifs et réglementaires. Le Code de commerce constitue la pierre angulaire de ces dispositions, notamment à travers ses articles L225-1 et suivants qui régissent les sociétés anonymes. L’article L225-120 consacre par exemple le droit des actionnaires minoritaires de se regrouper en association pour défendre leurs intérêts communs.
La loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commerciales, bien que largement recodifiée, reste une référence importante. Elle a posé les bases de la protection des actionnaires minoritaires et du contrôle de la gestion des dirigeants.
Plus récemment, la loi Pacte du 22 mai 2019 est venue renforcer certains droits des actionnaires, notamment en matière de transparence et de contrôle des rémunérations des dirigeants.
Au niveau européen, la directive 2007/36/CE concernant l’exercice de certains droits des actionnaires de sociétés cotées a contribué à harmoniser les règles au sein de l’Union européenne.
Ces différents textes consacrent des principes fondamentaux tels que :
- Le droit à l’information des actionnaires
- Le droit de participer aux assemblées générales et de voter
- Le droit d’agir en justice pour défendre ses intérêts
- Le principe d’égalité entre actionnaires
Ces fondements juridiques constituent le socle sur lequel s’appuient les actionnaires pour faire valoir leurs droits en cas de conflit au sein du conseil d’administration.
L’action en responsabilité contre les administrateurs
L’une des voies de recours les plus directes dont disposent les actionnaires est l’action en responsabilité contre les administrateurs. Cette action peut être exercée à titre individuel par un actionnaire ou au nom de la société (action ut singuli).
L’action individuelle vise à obtenir réparation d’un préjudice personnel subi par l’actionnaire du fait des fautes commises par les administrateurs. Elle est fondée sur l’article L225-251 du Code de commerce qui dispose que les administrateurs sont responsables individuellement ou solidairement envers la société ou les tiers des infractions aux dispositions législatives ou réglementaires, des violations des statuts ou des fautes commises dans leur gestion.
L’action sociale ut singuli permet quant à elle à un ou plusieurs actionnaires d’agir au nom de la société pour obtenir réparation du préjudice subi par celle-ci du fait des fautes de gestion des administrateurs. Cette action est prévue par l’article L225-252 du Code de commerce.
Pour engager la responsabilité des administrateurs, les actionnaires devront démontrer :
- Une faute de gestion
- Un préjudice
- Un lien de causalité entre la faute et le préjudice
Les fautes de gestion peuvent être variées : décisions contraires à l’intérêt social, conflits d’intérêts non déclarés, rétention d’information, etc. Le tribunal de commerce est compétent pour juger de ces actions.
Si l’action aboutit, les administrateurs pourront être condamnés à des dommages et intérêts. Dans les cas les plus graves, leur révocation pourra être prononcée.
La demande d’expertise de gestion
Face à des suspicions de dysfonctionnements au sein du conseil d’administration, les actionnaires peuvent recourir à l’expertise de gestion. Cette procédure, prévue par l’article L225-231 du Code de commerce, permet à un ou plusieurs actionnaires représentant au moins 5% du capital social de demander en justice la désignation d’un ou plusieurs experts chargés de présenter un rapport sur une ou plusieurs opérations de gestion.
L’expertise de gestion vise à obtenir des informations sur des points précis de la gestion de la société lorsque les actionnaires estiment ne pas disposer d’éléments suffisants. Elle peut porter sur des opérations spécifiques comme une acquisition majeure, une cession d’actifs ou encore la politique de rémunération des dirigeants.
La procédure se déroule en plusieurs étapes :
- Demande d’explications écrites au président du conseil d’administration
- En l’absence de réponse ou en cas de réponse insatisfaisante, saisine du président du tribunal de commerce statuant en référé
- Désignation d’un expert indépendant par le juge
- Réalisation de l’expertise et remise du rapport
Le rapport d’expertise peut mettre en lumière des irrégularités ou des conflits d’intérêts au sein du conseil d’administration. Il constitue alors une base solide pour d’éventuelles actions ultérieures des actionnaires.
Il est à noter que la demande d’expertise de gestion n’est pas suspensive : elle n’empêche pas la poursuite des opérations contestées. Toutefois, son effet dissuasif est réel car elle met la gestion de la société sous le regard d’un tiers indépendant.
La nomination d’un administrateur provisoire
Dans les situations de blocage grave au sein du conseil d’administration, les actionnaires peuvent demander en justice la nomination d’un administrateur provisoire. Cette mesure exceptionnelle vise à assurer temporairement la gestion de la société lorsque ses organes légaux sont défaillants ou paralysés par des conflits.
La nomination d’un administrateur provisoire n’est pas expressément prévue par la loi mais résulte d’une construction jurisprudentielle. Elle est généralement fondée sur l’article 873 du Code de procédure civile qui permet au président du tribunal de commerce d’ordonner en référé les mesures conservatoires nécessaires pour prévenir un dommage imminent.
Pour obtenir la nomination d’un administrateur provisoire, les actionnaires devront démontrer :
- L’existence d’un péril grave menaçant la société
- L’impossibilité pour les organes sociaux de fonctionner normalement
- L’urgence de la situation
Le juge des référés appréciera souverainement si ces conditions sont réunies. S’il fait droit à la demande, il nommera un administrateur provisoire en fixant l’étendue de sa mission et la durée de son mandat.
L’administrateur provisoire se substitue temporairement aux organes sociaux défaillants. Ses pouvoirs peuvent être plus ou moins étendus selon la décision du juge : de la simple surveillance des opérations à la gestion complète de l’entreprise.
Cette mesure permet de préserver les intérêts de la société et des actionnaires le temps de résoudre les conflits au sein du conseil d’administration. Elle peut aboutir à une médiation entre les parties ou à une recomposition des organes de direction.
Le droit de poser des questions écrites
Face à un manque de transparence du conseil d’administration, les actionnaires disposent du droit de poser des questions écrites. Ce droit, consacré par l’article L225-108 du Code de commerce, permet à tout actionnaire de poser des questions écrites au président du conseil d’administration ou au directoire sur tout sujet intéressant la gestion de la société.
Les questions doivent être adressées par lettre recommandée avec accusé de réception au siège social de la société. Elles peuvent être envoyées à partir de la convocation de l’assemblée générale et jusqu’au quatrième jour ouvré précédant la date de l’assemblée.
Le conseil d’administration est tenu de répondre à ces questions au cours de l’assemblée générale. Il peut toutefois regrouper les réponses par thèmes si plusieurs questions portent sur le même sujet.
Ce droit constitue un outil précieux pour les actionnaires souhaitant obtenir des éclaircissements sur la gestion de la société, notamment en cas de suspicions de conflits d’intérêts au sein du conseil d’administration. Les questions peuvent porter sur des sujets variés tels que :
- La stratégie de l’entreprise
- Les opérations financières majeures
- La politique de rémunération des dirigeants
- Les conventions réglementées
Si les réponses apportées sont jugées insatisfaisantes, les actionnaires peuvent s’en prévaloir pour justifier d’autres actions comme une demande d’expertise de gestion.
Il est à noter que pour les sociétés cotées, les questions et leurs réponses sont publiées sur le site internet de la société, assurant ainsi une transparence accrue.
L’exercice du droit de vote : un levier d’action puissant
Le droit de vote constitue l’un des droits fondamentaux de l’actionnaire. En cas de conflit au sein du conseil d’administration, son exercice judicieux peut s’avérer un levier d’action particulièrement efficace.
Le principe « une action, une voix » est la règle de base en droit français, bien que des exceptions existent (actions à droit de vote double, actions de préférence). Les actionnaires exercent leur droit de vote lors des assemblées générales, ordinaires ou extraordinaires.
En cas de conflit, les actionnaires peuvent utiliser leur droit de vote pour :
- S’opposer à certaines résolutions proposées par le conseil d’administration
- Proposer la révocation d’administrateurs
- Nommer de nouveaux administrateurs
- Demander l’inscription de points à l’ordre du jour
Pour peser dans les décisions, les actionnaires minoritaires ont intérêt à se regrouper. La loi facilite cette démarche en permettant aux actionnaires détenant une certaine fraction du capital (variable selon la taille de la société) de demander l’inscription de projets de résolution à l’ordre du jour des assemblées.
L’exercice du droit de vote peut être direct ou par procuration. Les sociétés cotées doivent mettre en place un système de vote électronique, facilitant la participation des actionnaires dispersés géographiquement.
Dans les cas de conflits aigus, l’assemblée générale peut devenir le théâtre d’affrontements entre différentes factions d’actionnaires ou entre les actionnaires et le conseil d’administration. Le vote de chaque résolution peut alors avoir des conséquences importantes sur l’avenir de la société.
Il est crucial pour les actionnaires de bien s’informer avant chaque assemblée générale, d’analyser les résolutions proposées et leurs implications. En cas de doute, ils ne doivent pas hésiter à demander des explications complémentaires au conseil d’administration.
Vers une résolution constructive des conflits
Si les recours juridiques constituent des outils indispensables pour protéger les droits des actionnaires, la résolution constructive des conflits au sein du conseil d’administration devrait être privilégiée dans l’intérêt de toutes les parties prenantes.
La médiation peut s’avérer une voie intéressante pour dénouer les situations de blocage. Encadrée par les articles 131-1 et suivants du Code de procédure civile, elle permet aux parties de trouver une solution négociée avec l’aide d’un tiers neutre et impartial.
La mise en place de comités spécialisés au sein du conseil d’administration (comité d’audit, comité des rémunérations, etc.) peut contribuer à prévenir les conflits en assurant une meilleure gouvernance et une plus grande transparence.
L’adoption de chartes de gouvernance ou de pactes d’actionnaires peut également aider à clarifier les règles du jeu et à prévenir certains types de conflits.
Enfin, une communication régulière et transparente entre le conseil d’administration et les actionnaires est essentielle pour maintenir un climat de confiance. Les journées investisseurs ou les road shows organisés par les sociétés cotées participent à cet effort de dialogue.
En définitive, si le droit offre aux actionnaires de nombreux moyens d’action face aux conflits au sein du conseil d’administration, la recherche de solutions consensuelles devrait être privilégiée chaque fois que possible. Une gouvernance équilibrée et transparente reste le meilleur garant de la protection des intérêts de tous les actionnaires sur le long terme.